Judicial Bricolage – The Use of Foreign Precedents by Constitutional Judges in the 21st Century

Ouvrage dirigé par Tania Groppi, Marie-Claire Ponthoreau et Irene Spigno (Hart, 2025)

Les Carnets du CÉDAC sont très heureux de proposer un billet de la professeure de droit constitutionnel comparé de l'Université de Bordeaux, Marie-Claire Ponthoreau qui vient de publier, avec Tania Groppi, Irene Spigno et 44 auteurs, Judicial Bricolage – The Use of Foreign Precedents by Constitutional Judges in the 21st Century (Hart Studies in Comparative Public Law, 2025), résultat d'une recherche collective majeure sur le recours aux précédents étrangers par 31 juridictions constitutionnelles de tous les continents.

 

Par Marie-Claire Ponthoreau

Professeur de droit public – Université de Bordeaux

Marie-claire.ponthoreau@u-bordeaux.fr

Le présent ouvrage fait suite au livre édité par Tania Groppi et Marie-Claire Ponthoreau, publié en 2013 sous le titre The Use of Foreign Precedents by Constitutional Judges (Hart Publishing). Ce précédent ouvrage représente, encore aujourd'hui, l'étude empirique la plus complète sur l'utilisation de la jurisprudence étrangère dans l'interprétation constitutionnelle. L’ouvrage coordonné par Groppi et Ponthoreau s'inscrit profondément dans l'« âge d'or » du droit constitutionnel comparé, qui a débuté dans les années 1990. Pendant près de deux décennies, les transitions démocratiques ont été accompagnées par une « migration des idées constitutionnelles » d'une ampleur sans précédent. La rédaction de nouvelles constitutions, l'établissement de cours constitutionnelles, l'intensification de l'influence des organisations et cours internationales et supranationales ont conduit à un essor considérable des études comparatives. Dans ce contexte, une attention particulière a été portée au rôle des juges, en tant que protagonistes de la circulation du droit. L'utilisation d'arguments « extra-systémiques », c'est-à-dire la référence, de plus en plus fréquente, dans les jugements nationaux au droit international ou étranger, y compris aux décisions de tribunaux étrangers, a été particulièrement mise en évidence. L'objectif de Groppi et Ponthoreau était d'évaluer, au-delà de l'abondante littérature théorique, la réalité et l'ampleur véritables de la communication transjudiciaire entre les cours en examinant directement la jurisprudence.

Plus de dix ans plus tard, une tendance complètement différente par rapport aux années 1990 a émergé. Nous sommes à l'ère de la « régression démocratique » qui affecte les démocraties nouvelles et anciennes, entraînant de nombreux systèmes vers l'autoritarisme.Le droit constitutionnel comparé a été profondément impacté par de tels événements. Dans la plupart des pays concernés par ces phénomènes, les acquis du « constitutionnalisme global » sont explicitement rejetés, au nom de la défense de la souveraineté contre les ingérences extérieures, ce qui se traduit par l'invocation de « spécificités locales », souvent dissimulées sous le terme vague d'« identité constitutionnelle ». Cependant, cela ne signifie pas que l'utilisation du droit étranger est rejetée. Au contraire, cela encourage des formes de manipulation et de décontextualisation de modèles et d'expériences étrangers, servant à justifier de nouveaux régimes non démocratiques : ce que l'on pourrait qualifier de « fake comparativism ». De plus, il ne manque pas de nouveautés concernant les études sur la circulation de la jurisprudence.Ces études ont bénéficié des avancées des études juridiques empiriques, qui ont prospéré en droit comparé au cours des 10 à 15 dernières années, facilitées par les développements des nouvelles technologies.

Le présent ouvrage, tout comme le précédent, repose sur des études par pays, présentant une analyse empirique de l’usage des précédents étrangers par les juges constitutionnels dans 31 juridictions. Tout en conservant la même perspective que le précédent volume — à savoir une attention portée à la distinction entre les traditions civiliste et de common law — cet ouvrage vise à offrir un échantillon plus large. La justice constitutionnelle est un phénomène global, et pour saisir pleinement l’usage des précédents étrangers par les juges constitutionnels, il est nécessaire d’inclure autant de juridictions que possible, au-delà des « usual suspects ». Comme il existe au moins 122 juridictions constitutionnelles dans le monde, il est impossible de toutes les couvrir, et une sélection s’avère toujours nécessaire. Dans cet ouvrage, nous avons tenté d’inclure des pays de tous les continents, avec une attention particulière portée à certaines juridictions émergentes du Sud global.

Dix ans plus tard, la pratique consistant à faire un usage explicite des précédents étrangers reste encore limitée, tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Cette nouvelle recherche, dont la portée a été étendue par un quasi-doublement du nombre de juridictions analysées, confirme que la citation de précédents étrangers par les juges constitutionnels n’est toujours pas une pratique courante. Elle confirme également que le dialogue entre juges n’existe pas partout dans le monde, ou tout au plus dans certaines régions du monde. La citation de précédents étrangers n’est ni constante ni habituelle, même dans les juridictions relevant de la tradition de common law. Il est vrai que les décisions constitutionnelles issues de cette tradition ne se présentent pas comme des blocs monolithiques, mais comme des échanges d’arguments. Elles sont donc bien plus propices à l’exportation et, surtout, peuvent répondre plus aisément aux besoins du juge importateur, lesquels vont bien au-delà d’une simple imitation juridique.

Au cours des dix dernières années, on observe un certain recul du nombre de citations de précédents étrangers, y compris dans les juridictions de common law (à l’exception de la Haute Cour d’Australie). Ce léger déclin ne doit toutefois pas être surinterprété, car ses causes restent complexes, mêlant à la fois des facteurs individuels (le poids des juges) et des facteurs institutionnels (le poids de la cour). À cet égard, le cas canadien mérite une attention particulière. La controverse soudaine sur l’usage d’exemples étrangers pour interpréter la Charte canadienne des droits et libertés ne signifie pas pour autant un arrêt des citations. Bien au contraire, le chapitre consacré au Canada relève une augmentation pour les années 2020, 2021 et 2022. La résistance exprimée dans Québec inc. (2020) pourrait peut-être produire un effet de rebond, tant quantitatif que qualitatif, de la part de juges attachés au droit comparé (ce qui confirme aussi que les chiffres ne disent pas tout). En revanche, certaines cours constitutionnelles relevant de la tradition civiliste ont accru le nombre de citations (notamment la Cour constitutionnelle fédérale allemande). Le tableau d’ensemble est donc celui d’une pratique régulière, mais marquée par des variations. Or, ces variations sont source d’incertitude.

Les juges continuent d’être des bricoleurs et pratiquent le cherry-picking. L’incertitude est également liée aux changements dans la composition des cours et à la manière dont les juges travaillent. Le recours aux décisions étrangères demeure une démarche avant tout personnelle et rarement justifiée de manière explicite. Le fait de sélectionner certains arrêts étrangers pour appuyer des arguments, sans réelle connaissance du contexte ou de la jurisprudence étrangère citée, reste une constante. La valeur persuasive du raisonnement comparatif semble limitée, comme en témoignent plusieurs chapitres qui relèvent que les juges minoritaires sont nettement moins enclins à citer des précédents étrangers, même lorsque les solutions qu’ils proposent paraissent similaires à celles adoptées dans d’autres juridictions. Il faut reconnaître qu’un usage systématique des précédents étrangers relèverait d’un véritable travail d’Hercule. Une forme de repli est perceptible qui fait écho à la fin de la mondialisation heureuse évoquée dans les années 2000.

 

*Le présent billet a fait l'objet d'une publication originale en anglais sur le site web de la British Association of Comparative Law.

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