La désignation des juges au Canada – Billet 1/3 : Vers un processus plus intergouvernemental

Par Jordan Mayer

doctorant en cotutelle (ULaval et ULiège)

 

*Ce billet est le premier d'une série de trois. Cliquez ici pour lire le deuxième et le troisième billet.

À la fin du mois de novembre 2024, le Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne (le Comité) a proposé des mesures pour renforcer l'autonomie, les droits collectifs et l'identité distincte du Québec[1]. Parmi les sujets sur lesquels il s’est penché, la question de la nomination des juges recoupe l’une des demandes minimales formulées par le premier ministre Robert Bourassa à l’époque de la négociation de l’Accord du lac Meech. 

Deux recommandations du Comité cherchent à combler le déficit de fédéralisme qui caractérise le processus de nomination des juges des cours supérieures au Canada ou, à tout le moins, à accroître la participation du Québec. Premièrement, la recommandation 23 propose d’établir un processus informel visant à désigner les personnes devant occuper un poste de juge à la Cour supérieure ou à la Cour d’appel du Québec ou, encore, un poste de juge québécois à la Cour suprême, au terme duquel une liste de recommandations confidentielle sera transmise aux autorités fédérales. Deuxièmement, la recommandation 24 propose d’adopter une résolution de modification constitutionnelle obligeant le gouvernement fédéral à désigner les juges de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec à partir des listes établies par le Québec[2].

Le lancement des Carnets du CEDAC de l’Université Laval est l'occasion parfaite pour confronter ces deux propositions du Comité à la lumière de mes travaux passés[3]. Je proposerai une réflexion en trois temps. Ce premier billet de blogue servira à brosser le portrait juridique du processus de désignation des juges de nomination fédérale, à la suite duquel j’aborderai dans un deuxième billet quelques exemples de désignation des juges en droit comparé. Enfin, j’explorerai dans un troisième billet les voies procédurales envisageables pour une réforme du processus.

Le processus de nomination actuel 

La responsabilité de la nomination des juges des cours supérieures au Canada repose traditionnellement sur la prérogative royale, partiellement codifiée l’article. 96 de la Loi constitutionnelle de 1867[4]. Le pouvoir de nomination y est formellement attribué au gouverneur général. En pratique, sous l’effet d’une convention constitutionnelle, ce pouvoir de nomination issu de la prérogative royale est centralisé entre les mains du gouvernement fédéral, principalement du premier ministre et du ministre de la Justice. Ces derniers exercent le choix discrétionnaire de nomination pour l’ensemble des candidatures aux postes de juges des cours supérieures et d’appel des provinces, de même qu’à la Cour suprême du Canada. En amont de la nomination, la sélection de candidatures méritoires, par des actes administratifs préparatoires, non décisionnels et peu contraignants, intervient en soutien à la nomination. Cette phase administrative et consultative du processus de sélection permet de classer les candidats en trois catégories : les candidatures non recommandées, celles recommandées et celles fortement recommandées. Il revient ensuite au ministre de la Justice et au premier ministre, lors de rencontres du gouvernement, d’exercer le choix discrétionnaire final de la nomination. Ce choix épouse la forme d’une recommandation à la gouverneure générale que cette dernière ne peut conventionnellement refuser[5]. Ces deux phases distinctes d’un point de vue chronologique constituent le processus de désignation.

La prérogative royale de nomination des juges est un pouvoir discrétionnaire qui constitue « un résidu du pouvoir absolu que détenait la Couronne autrefois, avant que le Parlement ne vienne rogner considérablement les griffes du lion royal ». En principe, le pouvoir de nomination discrétionnaire exercé par le cabinet fédéral est seulement assujetti à un contrôle politique. En revanche, le législateur peut modifier et restreindre le pouvoir discrétionnaire de nomination par loi, auquel cas les tribunaux respecteront son intention tout « en conservant une marge de manœuvre importante aux titulaires du pouvoir ainsi transformé »[6]. Actuellement, aucune loi fédérale n’existe pour encadrer le pouvoir de nomination des juges des cours supérieures ni le processus de désignation dans son ensemble.

La littérature identifie plusieurs déficits du processus actuel de désignation des juges de nomination fédérale. Nous les regroupons en quatre groupes d’enjeux distincts. Un premier a trait au déficit de parlementarisme. Il s'agit d'une posture développée chez certains néoconservateurs des provinces des Prairies qui critiquent le manque d’implication des parlementaires au sein du processus; à cela s’ajoute une critique de l’activisme judiciaire et du « gouvernement des juges »[7]. Un deuxième ensemble d'enjeux se penche sur le déficit de représentativité, soit le manque de diversité dans la magistrature[8]. Un troisième s’attarde aux lacunes en matière d’intégrité et de transparence du processus : la partisanerie en coulisses qui subsiste à l’occasion dans le processus peut miner l’indépendance judiciaire aux yeux de la population[9]. Enfin, un quatrième, qui fera l’objet de mon attention dans cette série de billets, est le déficit de fédéralisme, lequel se concrétise par l’absence de participation des provinces dans le processus de désignation.

Un déficit de « fédéralisme judiciaire »

Dans l’idéal de la théorie du fédéralisme, les partenaires d’une fédération s’en remettent, quant à l'interprétation du partage des compétences et des différents fédératifs, à un arbitre neutre chargé de trancher les litiges[10]. Or, l’organisation de la fonction juridictionnelle, telle qu'elle a été pensée en 1867, fait perdurer un déficit de fédéralisme:  seul le fédéral nomme les juges des cours supérieures. Sans être automatiquement une source de biais pour la neutralité des arbitres des questions fédératives – l’indépendance judiciaire des tribunaux canadiens, le grand mérite de ses membres et leur renommée sur la scène internationale sont reconnus depuis longtemps[11] – ce pouvoir unilatéral de nomination est un accroc aux tenants du fédéralisme[12]. Aujourd’hui, le système judiciaire canadien est, en grande partie, toujours intégré en grande partie. Selon Eugénie Brouillet, le pouvoir judiciaire est la fonction étatique qui reflète le moins bien la nature fédérative du pays[13].

Le déficit de fédéralisme judiciaire du Canada s’inscrit dans une série d’événements politiques passablement mouvementés. Au fil de l’histoire constitutionnelle canadienne, les préoccupations à l’égard du processus de désignation des juges de cours supérieures, plus particulièrement celui de la Cour suprême du Canada, changent graduellement de registre. L’époque précédant le rapatriement constitutionnel et l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés (1867-1982) voit se succéder de nombreuses demandes formelles par les provinces afin de participer plus activement au processus de désignation. Ces demandes se poursuivent de plus belle après l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 et culminent avec l’échec de l’entente de Charlottetown[14]

Jusqu’à cette période, le débat était mené principalement au niveau gouvernemental. Il opposait généralement le gouvernement fédéral à ses homologues provinciaux. À la suite de l’échec de l’accord Charlottetown, l’accent est dorénavant mis sur les aspects « démocratiques » du processus de désignation, plus particulièrement en réponse aux déficits d’intégrité et de représentativité. La population réclame davantage de transparence, d’intégrité, d’imputabilité et de diversité dans le choix des magistrats plutôt qu’une redéfinition de l’équilibre fédéral-provincial[15]

Malgré le désintérêt graduel des provinces pour les questions entourant le déficit de fédéralisme judiciaire, le Québec a toujours, tous gouvernements confondus, souhaité une meilleure participation dans le processus de désignation, notamment pour les juges de la Cour suprême[16]. En effet, même si la période des grandes négociations constitutionnelles multilatérales est derrière nous pour le moment, d’autres solutions « paraconstitutionnelles », soit en marge de la Constitution[17], ont fait leur chemin depuis. 

Le plus récent exemple en date est la création d’un comité consultatif indépendant pour le Québec, dédié à la sélection de trois noms en remplacement du poste laissé vacant par le départ du juge Clément Gascon à la Cour suprême du Canada. Le processus de désignation ayant mené à la nomination du juge Nicolas Kasirer a été ratifié par le Québec sous la forme d’une entente intergouvernementale, autrement dit un protocole d’entente. À ce jour, il s'agit de la première participation du Québec au processus de désignation d’un juge civiliste à la Cour suprême du Canada[18].

Bien que le protocole d’entente soit une avancée considérable au vu de l’histoire constitutionnelle, il ne reste qu’une solution dépendante de la bonne volonté des gouvernements en place. Dans la hiérarchie des normes, le protocole se rapproche beaucoup plus d’une entente de principe diplomatique vague « annonçant des collaborations futures et encore indéfinies » qu’un contrat liant ses parties; la suprématie législative et le libellé actuel de la Constitution du Canada ne permettraient pas que le gouvernement fédéral lie son pouvoir de nomination de telle sorte par une entente intergouvernementale[19].

***

Le déficit de fédéralisme qui en découle, en raison de la configuration politique et constitutionnelle du processus et de la fédération canadienne, pourrait être atténué par des solutions institutionnelles. Déjà, la participation du Québec au processus de 2019 est une voie intéressante pour explorer cette question. Or, cette participation demeure informelle et non contraignante pour de futures nominations. Dans mon dernier billet, je propose de brosser un tour d’horizon de ces moyens procéduraux pour inscrire durablement une réforme du processus de désignation dans le cadre constitutionnel et fédéral canadien. Avant, dans un deuxième billet, j’explorerai quelques solutions institutionnelles tirées du droit comparé.


 


[1] Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, gouvernement du Québec, en ligne.

[2] Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, Ambition. Affirmation. Action. Rapport du comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, 2024, p. 80-83, en ligne.

[3] Voir Jordan Mayer, La centralisation du pouvoir de nomination des juges de cours supérieures : vers un processus plus démocratique et plus intergouvernemental, mémoire de maîtrise en droit, Université Laval, 2024, en ligne.

[4] « Le gouverneur général nommera les juges des cours supérieures, de district et de comté dans chaque province […] », Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3 (R.U.), art. 96.

[5] Luc Huppé, Le régime juridique du pouvoir judiciaire, Montréal, Wilson & Lafleur, 2000, p. 81 et suiv.; Pour un résumé en contexte québécois, voir Conseil de la magistrature c. Ministre de la Justice du Québec, 2022 QCCS 266, par. 62 et suiv.

[6] Pierre Issalys et Denis Lemieux, L’action gouvernementale : précis de droit des institutions administratives, 4e édition., Montréal, Yvon Blais, 2020, p. 109 et suiv., par. 2.12 à 2.15.

[7] David Sanschagrin, Les juges contre le peuple ? La conscience politique de l’Ouest et la contrerévolution des droits au Canada, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2015 ; Erin Crandall, « Intergovernmental Relations and the Supreme Court of Canada: the Changing Place of the Provinces in Judicial Selection Reform », dans Nadia Verrelli, The Democratic Dilemma : Reforming Canada’s Supreme Court, Kingston, Ont., Intergovernmental Relations, School of Policy Studies, Queen’s University, 2013, p. 79‑80. 

[8] Alexandrea Nasager, « The Supreme Court, Functional Bilingualism, and the Indigenous Candidate: Reconciling the Bench », (2020) 57-3 Alta L.R. 797 ; Sonia Lawrence, « Reflections: on Judicial Diversity and Judicial Independence », dans Adam Dodek et Lorne Sossin (dir.), Judicial independence in context, Toronto, Irwin Law, 2010 ; Richard F. Devlin, A. Wayne Mackay et Natasha Kim, « Reducing the Democratic Deficit: Representation, Diversity and the Canadian Judiciary, or towards a Triple P Judiciary », (2000) 38-3 Alta L.R. 734.

[9] Richard Devlin et Adam Dodek, « The Achilles heel of the Canadian judiciary: the ethics of judicial appointments in Canada », (2017) 20-1 Legal Ethics 43 ; Lorne Sossin, « Judicial Appointment, Democratic Aspirations, And the Culture of Accountability », (2008) 58 U.N.B.L.J. 11 ; Danie Leblanc, « Sélection des juges à Ottawa: “matière à scandale” », ICI Radio-Canada (20 octobre 2020), en ligne.

[10] Yves Tanguay et Eugénie Brouillet, « The Legitimacy of Constitutional Arbitration in a Multinational Federative System: The Case of the Supreme Court of Canada », dans Nadia Verrelli, The Democratic Dilemma : Reforming Canada’s Supreme Court, Kingston, Ont., Intergovernmental Relations, School of Policy Studies, Queen’s University, 2013. Sur l’idéal de fédéralisme, voir également le Rapport, p. 20.

[11] Irwin Cotler, « The Supreme Court of Canada Appointment Process: Chronology, Context and Reform », dans Shimon Shetreet (dir.), The Culture of Judicial Independence, Brill | Nijhoff, 2012, p. 281‑300.

[12] Patrick Taillon et Amélie Binette, « Le contrôle opéré par la Cour suprême du Canada : un contrôle “naturel” dans un système diffus et marqué par l’unité juridictionnelle », dans Le contrôle de constitutionnalité des décisions de justice : une nouvelle étape après la QPC ?, Confluence des droits, Droits international, Comparé et Européen, Aix-en-Provence, 2017, en ligne. Pour plus de détails, voir le Rapport, aux pages 80-81.

[14] Sans être exhaustifs, mentionnons la Commission Tremblay, la Commission Laurendeau-Dunton, la Charte de Victoria, la Commission Pépin-Robarts, l’accord du lac Meech et l’entente de Charlottetown.

[15] Colin Corey Mackinnon, The Appointment Process for the Supreme Court of Canada: Reconciling Reform with the Canadian System of Government, Mémoire de maîtrise, Halifax, Dalhousie University, 2000, p. 27 et suiv. ; Erin Crandall, « Intergovernmental Relations and the Supreme Court of Canada: the Changing Place of the Provinces in Judicial Selection Reform », dans Nadia Verrelli, The Democratic Dilemma : Reforming Canada’s Supreme Court, Kingston, Ont., Intergovernmental Relations, School of Policy Studies, Queen’s University, 2013.

[16] Secrétariat du Québec aux relations canadiennes, Positions du Québec dans les domaines constitutionnel et intergouvernemental de 1936 à 2001, 2001, en ligne ; Secrétariat du Québec aux relations canadiennes, Positions du Québec dans les domaines constitutionnel et intergouvernemental de 2001 à 2018, 2019, en ligne.

[17] Patrick Taillon, « Une Constitution en désuétude. Les réformes paraconstitutionnelles et la “déhiérarchisation” de la Constitution au Canada », dans Louise Lalonde, Stéphane Bernatchez et Georges Assaria (dir.), La norme juridique reformatée : perspectives québécoises des notions de force normative et de sources revisitées, Sherbrooke, Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2016.

[18] Protocole d’entente concernant le processus de nomination en vue de combler le poste qui sera laissé vacant à la Cour suprême du Canada à la suite du départ du juge Clément Gascon, Premier ministre du Canada (15 mai 2019)en ligne.

[19] Johanne Poirier, « Les ententes intergouvernementales et la gouvernance fédérale: aux confins du droit et du non-droit », dans Fabien Gélinas et Jean-François Gaudreault-Desbiens (dir.), Le fédéralisme dans tous ses états : gouvernance, identité et méthodologie, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005.

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