Par Jordan Mayer
doctorant en cotutelle (ULaval et ULiège)
*Ce billet est le deuxième d'une série de trois. Cliquez ici pour lire le premier et le troisième billet.
D’autres fédérations, telles que la Belgique et l’Allemagne, sont confrontées à l’enjeu de la prise en compte du fédéralisme dans l’organisation du pouvoir judiciaire, en général, et dans le processus de nomination des juges, en particulier. Comment ces fédérations parviennent-elles à garantir la participation d’entités fédérées dans le processus de désignation de tribunaux? Pour les besoins de la comparaison, je limiterai mon analyse au processus de désignation des juges des cours constitutionnelles belge et allemande, lesquelles occupent des fonctions d’arbitre constitutionnel entre les partenaires fédératifs.
J’explorerai aussi le processus de désignation au Royaume-Uni, qui a été considérablement réformé en 2005 et qui aménage une place à l’Écosse et à l’Irlande du Nord dans les choix décisionnels de sélection pour la Cour suprême. Sans être une fédération, le Royaume-Uni peut servir d’exemple pour le Canada, notamment en raison de la parenté constitutionnelle des deux systèmes.
En Belgique
À certains égards, la Cour constitutionnelle belge occupe des fonctions similaires aux cours supérieures canadiennes. À l’inverse du modèle anglo-saxon de contrôle de constitutionnalité diffus, le modèle le plus fréquent en Europe continentale mise sur la concentration de la justice constitutionnelle au sein d’un seul organe (Conseil, Cour, etc.).
La Cour constitutionnelle belge est le symbole du compromis belge, notamment par sa composition reposant sur une double parité. Parité linguistique oblige, les groupes francophone et néerlandophone comptent pour chacun six juges sur les douze composant la Cour. Quant à la parité d’origine, six proviennent du milieu universitaire ou professionnel (par exemple, professeurs d’université ou magistrats de la Cour de cassation et du Conseil d’État) et six sont d'anciens parlementaires, sans qu’ils soient forcément juristes[1].
Les juges constitutionnels sont nommés par le Roi sur la base d’une liste double présentée alternativement par la Chambre (la chambre basse) et le Sénat (la chambre haute). Cette liste doit être adoptée à la majorité renforcée des deux tiers des suffrages des membres présents, ce qui traduit l’idée d’un consensus politique quant à la nomination des juges constitutionnels[2]. Autrement dit, il faut au moins deux juges recommandés sur la liste fournie au Roi. Ce dernier nomme généralement le premier nom recommandé, à moins d’une motivation particulière[3].
L’alternance entre les deux chambres du Parlement belge dans la soumission d’une liste double au Roi permet une certaine intégration du fédéralisme dans le processus de désignation. Cette pratique implique les entités fédérées – Régions et Communautés – dans le processus de nomination par l'intermédiaire du Sénat, lequel se compose de 60 sénateurs, soit désignés par les parlements des entités fédérées (50), soit cooptés (10)[4]. La désignation des sénateurs des entités fédérées se fait quant à elle à partir des listes électorales et de la répartition des formations politiques lors des élections[5].
En Allemagne
Les processus de désignation des juges des cours fédérales allemandes accordent une place considérable au respect du fédéralisme. Le processus d’élection des juges de la Cour constitutionnelle fédérale se rapproche de celui des cours supérieures canadiennes sur le plan constitutionnel. Je retiendrai aussi quelques faits intéressants du processus de désignation des juges fédéraux des cours suprêmes.
La Cour constitutionnelle fédérale allemande est fort réputée sur la scène internationale. En plus ou moins cinquante ans, elle a émergé comme l’une des cours constitutionnelles les plus actives et influentes d’Europe. Elle a servi de modèle à plusieurs cours constitutionnelles d’Europe de l’Est[6]. La Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne positionne la Cour constitutionnelle fédérale à l’épicentre du système politique de la récente République fédérale allemande de 1949[7].
La Cour constitutionnelle fédérale est composée de membres élus pour moitié par le Bundestag (la chambre basse, l’homonyme de la Chambre des communes canadienne) et pour moitié par le Bundesrat (la chambre haute, l’équivalent très approximatif du Sénat canadien)[8]. C’est la Loi relative à la Cour constitutionnelle fédérale qui régit en détail le reste du processus. Ainsi, la Cour est composée de deux sénats, composés eux-mêmes de huit juges élus (seize au total). Trois des juges de chaque Sénat (pour un total de six) sont choisis parmi les juges des cours suprêmes de la Fédération. Ils doivent avoir siégé pendant au moins trois ans à une cour suprême de la Fédération[9].
Les élections vont comme suit. Parmi les juges à désigner en provenance des cours suprêmes de la Fédération, l’un est élu par le Bundestag ou le Bundesrat et les deux autres par l’autre organe restant (Bundestag ou Bundesrat, selon le premier choix). Pour ce qui est des autres juges, trois sont élus par le premier organe et deux par l’autre[10].
Le processus d’élection au Bundestag est assuré d’abord par une commission judiciaire spéciale formée de douze membres. Les sièges sur la commission sont distribués suivant la représentation de chacun des groupes parlementaires au Bundestag. La commission a pour mandat d’analyser et de retenir un choix ou plusieurs en cas de vacances à la Cour constitutionnelle fédérale. Généralement, la commission procède à son choix à partir d’une liste de candidats éligibles préparée par le ministre de la Justice fédéral. Elle n’est toutefois pas tenue de choisir parmi les noms présents sur la liste. Cette dernière inclut des propositions de nominations provenant des groupes parlementaires, des gouvernements des Länders et du gouvernement fédéral. Pour être adoptée, une proposition de candidature doit obtenir au moins huit votes parmi les membres de la commission, soit les deux tiers des voix. Les membres de la Commission doivent en tout temps respecter le secret du délibéré et la nature de leur vote. Une fois la proposition transmise aux membres siégeant au Bundestag, les juges désignés par ce dernier sont élus sans débat et au moyen d’un vote au scrutin secret. Pour être élue juge, une personne doit obtenir une majorité des deux tiers des suffrages exprimés et représentant au moins la majorité des membres du Bundestag[11].
Le processus d’élection au Bundesrat est plus simple. À partir de la même liste de noms fournie par le ministre de la Justice fédéral, les juges désignés par le Bundesrat sont élus avec une majorité des deux tiers des voix[12].
Les juges des cours suprêmes fédérales, quant à eux, sont nommés conjointement par le ministre fédéral compétent pour la matière considérée et par une commission de sélection, composée des ministres homologues des Länders et un nombre égal de membres élus par le Bundestag[13].
Dans son essence, le processus d’élections des juges de la Cour constitutionnelle fédérale est un processus politique[14]. Il jouit d’une grande légitimité démocratique, car les parlementaires élisent directement les juges composant la Cour. En revanche, puisque les partis politiques tendent à élire des candidatures présentant une vision ou des idées politiques voisines des leurs, leur influence sur la composition de la Cour constitutionnelle fédérale est matière à controverse. La Cour elle-même n’a toutefois pas déclaré invalide le processus d’élection[15].
Le processus est également marqué par son opacité. La sélection et l’élection des candidatures sont assurées au Bundestag par un petit comité transpartisan formé de douze membres. L’ensemble se déroule dans le plus grand secret et l’assemblée du Bundestag ne peut que voter sans débats sur les propositions du comité. Selon plusieurs auteurs, cette procédure témoigne d’un manque criant de transparence, ce qui serait un accro à la légitimité démocratique. En pratique, selon une procédure informelle, les principaux partis politiques au pouvoir s’entendent pour sélectionner chacun un certain nombre de juges correspondant à leur représentation en chambre[16].
Au Royaume-Uni
Bien que le Royaume-Uni ne soit pas une fédération comme la Belgique ou l’Allemagne, il implique la participation de l’Écosse et de l’Irlande du Nord dans son processus de désignation de la Cour suprême. D’emblée, il faut souligner que le Royaume-Uni a trois systèmes juridiques distincts : le droit anglais, qui s’applique à l’Angleterre et au pays de Galles, le droit nord-irlandais et le droit écossais. L’Irlande du Nord et l’Écosse ont donc chacune leur propre processus de désignation pour les juges relevant de leurs tribunaux[17].
Le processus britannique de désignation des juges a fait l’objet de vastes réformes depuis les dernières années. La Constitutionnal Reform Act de 2005 (la CRA) a grandement renforcé l’indépendance judiciaire, jusqu’alors largement dépendante de règles non écrites pour son fonctionnement quotidien[18]. La loi a été modifiée quelques années plus tard par la Crime and Courts Act de 2013[19].
Ces modifications ne sont en fait qu’une petite partie d’une réforme constitutionnelle de grande ampleur. Le Royaume-Uni a redéfini les relations entre le pouvoir judiciaire et les pouvoirs exécutif et législatif pour, à terme, clarifier l’ordre constitutionnel anglais au regard de la séparation des pouvoirs. Ces réformes ont aussi posé les jalons d’une gouvernance plus démocratique et moderne axée, notamment, sur l’imputabilité, l’intégrité et la transparence[20].
Avant 2005, la confusion dans le rôle du Lord Chancellor, lequel cumulait à la fois des fonctions législatives et judiciaires, prêtait flanc aux critiques. En 2000, dans une importante décision, la Cour européenne des droits de l’homme conclut que le Royaume-Uni a violé la garantie d’indépendance judiciaire prévue par la Convention européenne des droits de l’homme, en provoquant une remise en question des limites séparant les différentes branches de l’État anglais[21]. Depuis 2005, avec l’adoption de la CRA, plusieurs des pouvoirs judiciaires du Lord Chancellor sont dorénavant du ressort du Lord Chief Justice, rétablissant ainsi une forme d’équilibre entre le pouvoir judiciaire et les branches exécutive et législative[22]. Retenons de cette réforme que les larges pouvoirs discrétionnaires du Lord Chancellor, dont la nomination des juges, sont maintenant encadrés et que la séparation des pouvoirs est davantage formalisée. Cette division formelle clarifie les responsabilités de chacun et accroît la transparence et l’imputabilité du processus de désignation des juges[23].
Ainsi, la Commission de sélection pour les nominations à la Cour suprême du Royaume-Uni est une instance ad hoc, formée par le Lord Chancellor pour chaque vacance à la Cour suprême[24]. Dorénavant, les modalités entourant la création de la Commission et le déroulement de ses travaux sont en grande partie régies par un règlement de la CRA. Ce règlement doit être adopté avec l’accord du président de la Cour suprême[25].
La Commission est formée du président de la Cour suprême du Royaume-Uni, d’un second juge senior qui n’est pas membre de la Cour suprême et d'un représentant de chacun des organismes de nomination judiciaire des régions du Royaume-Uni, soit la Judicial Appointments Commission (pour l’Angleterre et le pays de Galles), le Judicial Appointments Board for Scotland (Écosse) et la Northern Ireland Judicial Appointments Commission (Irlande du Nord) [26]. La Commission décide elle-même de sa procédure, qui se veut largement publicisée[27].
Lors de ses travaux, la Commission consulte plusieurs intervenants du système judiciaire et politique, dont des juges seniors, le Lord Chancellor, le premier ministre d’Écosse, le premier ministre du Pays de Galles et la Northern Ireland Judicial Appointments Commission[28]. À la suite de sa décision, elle dépêche un rapport au Lord Chancellor, qui devra à son tour consulter les mêmes intervenants[29], puis accepter, rejeter la candidature choisie ou demander à la Commission de reconsidérer sa recommandation[30]. Lorsque le Lord Chancellor accepte une recommandation, il transmet le nom de la candidature retenue au premier ministre, qui l’envoie au Roi pour ratification[31].
À terme, les nominations doivent se faire exclusivement sur le mérite[32]. La Commission doit également s’assurer que les juges siégeant à la Cour aient une connaissance et une expérience en lien avec le droit de chacune des régions du Royaume-Uni, soit l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Écosse et l’Irlande du Nord[33].
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Le processus de désignation judiciaire en Allemagne, en Belgique et au Royaume-Uni intègre, sous des formes diverses, la prise en compte du fédéralisme (Allemagne, Belgique) ou du caractère plurinational de l’État (Belgique, Royaume-Uni). Sans pouvoir être directement applicables en droit canadien, ces avenues nous renseignent sur différentes manières d’intégrer des considérations relatives au fédéralisme (ou à la régionalisation pour le Royaume-Uni) dans la nomination des juges. L’exemple britannique est particulièrement intéressant, dans la mesure où une réforme canadienne pourrait directement s’en inspirer sans devoir passer par une procédure d’amendement constitutionnel.
[1] Géraldine Rosoux, « La Cour constitutionnelle de Belgique », (2013) 41 Les Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel 201, p. 207.
[2] Voir la Constitution de la Belgique, art. 142 ; Loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, art. 32 ; Robert Andersen, « La nomination des juges en Belgique », (2006) 36(4) Revue générale de droit 689, p. 706-707.
[3] Marc Verdussen, « Le mode de composition de la Cour constitutionnelle est-il légitime ? », (2013) 1 Revue belge de droit constitutionnel 67.
[4] Géraldine Rosoux, Contentieux constitutionnel, Bruxelles, Larcier, 2021, p. 69.
[5] Christian Behrendt et Martin Vrancken, Principes de droit constitutionnel belge, 3e éd., Bruxelles, la Charte, 2024, p. 141-142.
[6] Georg Vanberg, The politics of constitutional review in Germany, coll. Political economy of institutions and decisions, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 61.
[7] Donald P. Kommers, « The Federal Constitutional Court in the German Political System », (1994) 26-4 Comparative Political Studies 470‑491.
[10] Id., art. 5.
[11] Id., art. 7. Voir aussi G. Vanberg, préc., note 6, p. 83.
[12] Id., art. 7.
[13] Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne, préc., note 8, art. 95.
[14] Anja Seibert-Fohr, « Judicial Independence in Germany », dans Anja Seibert-Fohr et Lydia Friederike Müller (dir.), Judicial independence in transition, Berlin, Springer, 2012, p. 513.
[15] M. Heidebach, « The election of the German Federal Constitutional Court’s judges – A lack of democracy? », (2013) 31 Ritsumeikan Law Rev. 153.
[16] Id.
[17] Courts and Tribunals Judiciary, The justice system and the constitution, Royaume-Uni, en ligne.
[18] Constitutional Reform Act 2005, UK Public General Acts, 2005, c. 4; Erin Delaney, « Searching for constitutional meaning in institutional design: The debate over judicial appointments in the United Kingdom », (2016) 14-3 International Journal of Constitutional Law 752, p. 754‑755.
[19] Crime and Courts Act 2013, UK Public General Acts, 2013, c. 22, Schedule 13 - Judicial Appointments.
[20] E. Delaney, préc., note 18.
[21] Nail Andrews, « Judicial Independence: The British Experience », dans Shimon Shetreet et C. F. Forsyth (dir.), The Culture of Judicial Independence : conceptual foundations and practical challenges, Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2012, p. 363-364.
[22] Id., p. 365‑366.
[23] Graham Gee, Robert Hazell, Kate Malleson et Patrick O’Brien, « The new Lord Chancellors and the executive », dans The Politics of Judicial Independence in the UK’s Changing Constitution, 1re éd., Cambridge University Press, 2015.
[24] Constitutional Reform Act 2005, préc., note 18, art. 25 à 31 et Schedule 8; The Supreme Court (Judicial Appointments) Regulations 2013, 2013 No. 2193; voir aussi, de manière simplifiée, « Appointments of Justices, Procedure for Appointing a Justice of The Supreme Court of the United Kingdom », en ligne ; Graham Gee, Robert Hazell, Kate Malleson et Patrick O’Brien, « The UK Supreme Court », dans The Politics of Judicial Independence in the UK’s Changing Constitution, 1re éd., Cambridge University Press, 2015, p. 217 et suiv.
[25] Constitutional Reform Act 2005, préc., note 18, art. 27.
[26] The Supreme Court (Judicial Appointments) Regulations 2013, 2013 No. 2193, préc., note 24, art. 11.
[27] Constitutional Reform Act 2005, préc., note 18, art. 27.
[28] The Supreme Court (Judicial Appointments) Regulations 2013, 2013 No. 2193, préc., note 24, art. 18.
[29] Id., art. 19.
[30] Id., art. 20 à 22.
[31] Id.
[32] Constitutional Reform Act 2005, UK Public General Acts, 2005, c. 4, préc., note 18, art. 27.
[33] Une convention veut que deux juges proviennent de l’Écosse et un de l’Irlande du Nord dans la composition de la Cour suprême. Cette convention pourrait s’étendre un jour au Pays de Galles. Voir G. Gee, R. Hazell, K. Malleson et P. O’Brien, préc., note 24, p. 217.
