La désignation des juges au Canada – Billet 3/3 : Les voies procédurales pour une réforme durable du processus

Par Jordan Mayer

doctorant en cotutelle (ULaval et ULiège)

 

Dans un premier billet de blogue, je brossais un portrait du processus de désignation des juges de nomination fédérale. Je concluais que le déficit de fédéralisme judiciaire inhérent au processus peut être atténué par des solutions institutionnelles, une première avancée étant le protocole d’entente entre le gouvernement du Canada et le gouvernement du Québec en 2019 qui a mené à la nomination du juge Kasirer à la Cour suprême du Canada.

D’autres solutions qu’une entente intergouvernementale existent pour réformer le processus de désignation, afin d’impliquer davantage les provinces dans le processus, tout en tenant compte de la configuration constitutionnelle du Canada. Dans ce troisième et dernier billet, je passerai ces solutions en revue en trois temps, soit de la modification constitutionnelle, en passant par les moyens paraconstitutionnels pour terminer par les voies législative et jurisprudentielle. Il s’agira en résumé de brosser un tour d’horizon de ces moyens procéduraux envisageables pour inscrire durablement une réforme du processus de désignation dans le cadre constitutionnel et fédéral canadien.

La voie constitutionnelle 

Le rapport déposé par le Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne (le Rapport) en novembre dernier proposait de modifier la Constitution afin d’obliger le gouvernement fédéral à désigner les juges de la Cour supérieure et de la Cour d’appel du Québec à partir de listes établies par le Québec, selon un processus s’apparentant à celui existant pour les juges de la Cour du Québec. Le Rapport propose d’avoir recours à la procédure de modification bilatérale (résolutions du Parlement fédéral et de l’Assemblée nationale du Québec) prévue à l’article 43 de la Loi constitutionnelle de 1982 afin d’ajouter une condition à l’article 98 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cet article de Constitution prévoit déjà un « arrangement spécial » ou une asymétrie applicable uniquement au Québec. Les juges des cours du Québec doivent être choisis parmi les membres du barreau de la seule entitée fédérée du Canada dotée d’une tradition juridique civiliste[1].

Sur le plan constitutionnel, cette proposition a le mérite d’être audacieuse et d’éviter certains écueils. Par exemple, une modification de plus grande ampleur, qui viendrait modifier le rôle du gouverneur général dans la désignation des juges, nécessiterait une procédure d’amendement du consentement unanime, car le changement concernerait la charge du représentant de la monarchie britannique[2]. De même, des négociations multilatérales entre les provinces et le gouvernement fédéral s’avéreraient nécessaires en cas de volonté de changer durablement le processus de désignation pour toutes les parties de la fédération.

L’approfondissement de « l’arrangement spécial » de l’article 98 rend possible l’utilisation de la procédure bilatérale de l’article 43, la même qui a conduit au succès de la déconfessionnalisation du système scolaire en 1997. 

La voie paraconstitutionnelle  

Outre la modification constitutionnelle, le recours à des modes « paraconstitutionnels » de modification de la Constitution doit être envisagé.

La paraconstitutionnalité et, plus largement, l’action « d’ingénierie paraconstitutionnelle », ont été décrites par la professeure Johanne Poirier dans ses travaux sur les ententes intergouvernementales[3]. La paraconstitutionnalité fait référence aux modifications informelles développées et appliquées en marge ou en complément des normes constitutionnelles formelles. Il s’agit de contourner, de compléter, d’interpréter ou d’éviter les normes ou la nécessité des réformes constitutionnelles. On fait indirectement ce qui ne peut être fait directement. Selon son étymologie grecque ou latine, une réforme paraconstitutionnelle peut être respectivement une façon de contourner la Constitution ou de la contredire[4].

Les réformes paraconstitutionnelles sont donc une façon de poursuivre l’évolution de la Constitution canadienne au regard de l’incapacité de ses acteurs constituants à procéder à des réformes substantielles au fil de l’histoire. Cette évolution se fait cependant aux dépens de la hiérarchisation de la Constitution et renforce la désuétude de certaines de ses normes supralégislatives[5].

L’ingénierie paraconstitutionnelle ou la modification constitutionnelle « par la bande »[6] peut se faire par de multiples moyens. Tous ne s’entendent pas sur une liste définie de possibles modifications paraconstitutionnelles. Mentionnons simplement le recours à l’adoption de lois au statut quasi constitutionnel, l’adoption de lois ordinaires, l’élaboration de conventions constitutionnelles, la tenue de référendums, la désuétude d’une disposition constitutionnelle sous le jeu des acteurs politiques et l’interprétation judiciaire par les tribunaux[7].

 

Ainsi, les moyens pris par voie législative, jurisprudentielle, contractuelle ou politique pour réformer le processus de désignation des juges peuvent être considérés comme paraconstitutionnels. Ils sont toutefois conditionnels au statut constitutionnel des cours supérieures, des cours de première instance à la Cour suprême, car ce statut influence le mode de modification, qu’il soit constitutionnel ou paraconstitutionnel. J’ai plus haut expliqué qu’une modification paraconstitutionnelle du processus de désignation pour les juges des cours supérieures ne poserait pas de problème particulier, pourvu que la charge du gouverneur général soit conservée. Pour la Cour suprême du Canada, il faudrait savoir si son processus de désignation a été constitutionnalisé par le Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6[8]. Dans le Renvoi, la Cour affirme que ses caractéristiques essentielles, dont son indépendance et sa juridiction générale d’appel, ont été enchâssées implicitement dans la Loi constitutionnelle de 1982, malgré le fait que Loi sur la Cour suprême (une loi fédérale) n’est pas énumérée dans l’annexe prévue à l’art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il n’est encore clair à ce jour si son processus de désignation est l’une de ces caractéristiques essentielles[9].

Admettons pour les fins de l’exercice la constitutionnalité des modes paraconstitutionnels, au moins pour le statut de la Cour suprême. Je traiterai de deux moyens paraconstitutionnels par excellence, soit les voies contractuelle et politique, avant de terminer mon propos par les voies législative et jurisprudentielle.

La voie contractuelle

La voie contractuelle a déjà été éprouvée en 2019, lors de la signature du protocole d’entente. Comme décrit dans mon premier billet de cette série, le protocole d’entente occupe une place incertaine dans la hiérarchie des normes, mais demeure tout de même un outil simple à mettre sur pied. Le réel enjeu a trait à sa stabilité à long terme, car il dépend de la bonne volonté de chacune des parties. La jurisprudence en matière de fédéralisme coopératif est claire quant à la primauté de la suprématie législative sur les ententes intergouvernementales[10].

La suggestion/recommandation politique

La voie politique est probablement le moyen procédural le plus simple à mettre en œuvre, bien qu’étant incertain et dépendant des forces politiques en présence. Le Rapport du Comité propose de sélectionner les personnes désignées par un processus apparenté à celui existant pour la Cour du Québec. Les recommandations finales, entérinées par l’Assemblée nationale, seraient ensuite proposées au gouvernement fédéral. Cette logique s’inscrirait dans la « constitution politique » de la fédération, dans le but avoué de créer une nouvelle convention constitutionnelle, auquel le gouvernement fédéral se sentirait lié[11]. Cette solution n’est pas sans rappeler le projet de loi no 591, qui n’avait à l’époque pas passé l’étape de la présentation[12].

L’imposition politique par les entités fédérées des nominations aux cours supérieures du Canada évacuerait presque tout rôle au gouvernement fédéral, ce qui minerait de l’autre extrême la légitimité fédérative du processus. Une procédure conjointe de nomination serait plus en phase avec les principes du fédéralisme[13]. Tout du moins, le gouvernement fédéral devrait pouvoir exercer un rôle dans le processus tout comme les provinces.

La voie législative

L’adoption d’une loi-cadre fédérale pour l’encadrement du processus de désignation est une solution institutionnelle probablement plus prometteuse à mon avis. Elle offre des garanties de stabilité et de prévisibilité, tout en étant moins complexe qu’une modification constitutionnelle. La prérogative royale de nommer les juges peut faire l’objet d’un encadrement législatif sans être dénaturée[14]. Idéalement, l’adoption d’une telle loi et son contenu devraient faire l’objet d’une négociation entre les différentes parties de la fédération canadienne, suivant le principe du fédéralisme.

La voie jurisprudentielle

Enfin, une voie paraconstitutionnelle résiduelle consiste en l’interprétation judiciaire par les tribunaux de la Constitution, qui favorise son évolution au gré des attentes de la société. Bien que les tribunaux soient traditionnellement réticents à contrôler l’exercice de la prérogative royale, cette dernière doit respecter les dispositions qui ont un fondement constitutionnel, tels que les droits et libertés[15]. À ce titre, est-ce que l’indépendance judiciaire, codifiée partiellement à l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, pourrait servir de fondement à une contestation du processus de désignation ? Rien n’est moins sûr, comme l’en témoigne l’échec de l’association Démocratie en surveillance devant la Cour fédérale[16] ou l’échec provisoire de l’affaire Hameed en Cour fédérale, dans l’attente de la décision de la Cour d’appel[17].

En plus, l’objet de la contestation dans ces affaires était axé sur l’intégrité du processus et non sur ses aspects fédératifs. Le principe du fédéralisme, en tant que principe constitutionnel sous-jacent, ne peut contredire la Constitution, mais peut servir à combler ses vides ou à l’interpréter[18]. Est-ce qu’il pourrait servir à obliger les entités de la fédération à coopérer pour la nomination des juges ? La question demeure ouverte à ce stade[19]. Il y a une distinction à faire entre un aménagement du processus sur la base de l’indépendance judiciaire – et de son intégrité – et les questions de déficit de fédéralisme judiciaire. 

***

Ce dernier billet a énuméré les solutions institutionnelles – certaines étant plus créatives que d’autres – afin d’inscrire durablement une réforme du processus de désignation dans le cadre fédéral et constitutionnel canadien. La prévisibilité et la stabilité d’une réforme du processus sont proportionnelles à la place qu’elle occuperait dans la hiérarchie des normes. Bien qu’une modification de la Constitution serait plutôt ardue au vu de l’histoire constitutionnelle, d’autres moyens – paraconstitutionnels – existent pour réformer le processus de désignation et favoriser sa légitimité fédérative.


 


[1] Comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne (2024). Ambition. Affirmation. Action. Rapport du comité consultatif sur les enjeux constitutionnels du Québec au sein de la fédération canadienne, p. 80-83, en ligne (Le Rapport).

[2] Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.), par. 41a). Selon les professeurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, la façon de nommer les juges des cours supérieures est inattaquable. Voir à ce sujet Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2014, p. 859.

[3] Johanne Poirier, « Quand le “non-droit” fait la loi: les accords de coopération et l’hypothèse du pluralisme juridique », Site collaboratif de recherches sur l’avenir du droit public, 2015, 15, en ligne.

[4] Johanne Poirier et Jesse Hartery, « L’ingénierie paraconstitutionnelle : modifier la Constitution par la bande et par contrat », dans Dave Guénette, Patrick Taillon et Marc Verdussen (dir.), La révision constitutionnelle dans tous ses états, Montréal (Québec) Canada, Éditions Yvon Blais, 2020, p. 4 et suiv.

[5] Patrick Taillon, « Une Constitution en désuétude. Les réformes paraconstitutionnelles et la “déhiérarchisation” de la Constitution au Canada », dans Louise Lalonde, Stéphane Bernatchez Georges Azzaria (dir.), La norme juridique reformatée : perspectives québécoises des notions de force normative et de sources revisitées, Sherbrooke, Revue de Droit de l’Université de Sherbrooke, 2016.

[6] J. Poirier et J. Hartery, préc., note 4.

[7] P. Taillon, préc., note 5.

[9] Voir l’analogie avec le processus de désignation des membres du Sénat canadien : H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, préc., note 2, p. 238, IV.184 ; Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute, [1980] 1 R.C.S. 54.

[10] Johanne Poirier, « Le fédéralisme coopératif au Canada : Quand les registres juridique et politique jouent au chat et à la souris », (2018) 18 Fédéralisme régionalisme ; Eugénie Brouillet, « La dilution du principe fédératif et la jurisprudence de la Cour suprême du Canada », (2005) 45-1 Les Cahiers de droit 7.

[11] Rapport, p. 82.

[12] Simon Jolin-Barrette, député de Borduas, Loi affirmant la participation du Québec au processus de nomination des juges de la Cour suprême du Canada pour le Québec, projet de loi n° 591 (25 février 2016), 1ère session (41e législature).

[14] Voir mon premier billet ici.

[16] La Cour fédérale laisse ouverte la porte à l’ajout d’une quatrième condition essentielle à l’indépendance judiciaire, portant sur la nomination des juges : Démocratie en surveillance c. Canada (Procureur général), 2023 CF 31. Appel rejeté sur des questions d’admissibilité de preuve : Democracy Watch v. Canada (Attorney General), 2024 CAF 75.

[18] Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217 ; Luc B. Tremblay, « Les principes constitutionnels non écrits », (2012) 17(1) Revue d’études constitutionnelles 15 ; Dave Guénette, « Le silence des textes constitutionnels canadiens - expression d’une constitution encore inachevée », (2015) 56(3-4) Les Cahiers de droit 411, p. 438.

[19] Dave Guénette, Du consociationalisme au fédéralisme coopératif? Les modalités de la recherche de cohésion entre élites politiques au Canada et sous l’angle comparé, Les Cahiers du CAP-CF, Centre d’analyse politique – Constitution et fédéralisme, 2023, en ligne.

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